Hier, à la manifestation parisienne, un événement, que j'ai suivi "en direct", est passé, au fil de la journée, un peu inaperçu... Les syndicalistes de la FSU (Fédération syndicale unitaire, les profs quoi) ont été virés du "cortège parisien" lors du "traditionnel défilé du 1er mai" (je déteste cette expression des journalistes !) par quelques "ultras jaunes" sous les applaudissements de la foule (la populace, diraient les mauvaises langues)...
Eh oui ! Il ne faisait pas bon être enseignant hier après-midi du côté de Montparnasse... Mais est-ce si surprenant ? Début décembre, lors du "pic" du mouvement des gilets jaunes, ceux-ci (ainsi qu'une partie de la "base" des syndiqués, dont des enseignants... je me souviens d'échanges sur la page FB du SNES, le syndicat des profs, à l'origine de la FSU et son principal "actionnaire") attendaient un appel à la "grève générale". Cet appel n'est jamais venu. Comme en 2003 lors des manifs contre la réforme des retraites de Fillon (depuis, on a eu deux ou trois autres réformes des retraites en attendant la suivante... mais ce n'est pas le sujet ce jour). Il y avait une "ouverture" pour une "extension du conflit", une "convergence des luttes". Le gouvernement avait peur et était aux abois... Une mobilisation massive aurait été ultra efficace. On connait la suite. On ne refait pas l'Histoire. On ne repasse pas les couverts.
Non, les profs n'allaient pas "se mélanger" à la populace des gilets jaunes... Comme jadis les "intellectuels de gauche", Zola en tête, dénonçaient les barbares de la Commune de Paris. Par contre, on a fait chaque mois, sagement, notre petite grève de profs, la grève traditionnelle, parce que, chez les profs, il y a une tradition : la grève mensuelle (ou au moins trimestrielle). Avouons-le, ça ne sert à rien. Perso, ça m'a mis dans le rouge et forcé à contacter mon banquier. Quant au Ministère de l'Education nationale, ça lui donne des crédits supplémentaires puisqu'à chaque jour de grève c'est une journée de salaire de catégorie A qui est décomptée... De là à dire qu'on finance le Ministère... J'en deviens cynique...
La FSU... Fédération syndicale unitaire, née de l'expulsion en 1992 du SNES par la FEN, la Fédération de l'Education nationale. Fédération... La FEN, en 1947, n'avait pas pu (ou pas voulu) choisir entre la pro-soviétique CGT et la droitière CGT-FO... Résultat, elle avait créé "sa" fédération. Depuis, l'essentiel du corps enseignant vit séparé du monde ouvrier et syndical même s'il y a évidemment, à la base, des actions communes.
Mais le malaise dans la société n'est-il pas plus profond, plus lointain, plus enraciné dans l'origine même de notre nation ? Notre nation est née sur une Révolution sanglante dont il a toujours été interdit d'émettre les moindres critiques (on était, et on est, tout de suite classé dans le camp de la plus abjecte réaction ultra-droitière, et tout et tout...). Or, n'importe quelle société, pour aller de l'avant (c'est pareil pour les individus) doit affronter son passé en face. Ce n'est pas parce qu'on rappellera que tout n'a pas été "rose bonbon" dans la Révolution française qu'on s'opposera pour autant aux immenses progrès démocratiques qui accompagnèrent la dite Révolution (même s'ils mirent plus d'un siècle à arriver, car il fallut passer par la dictature sanglante et expansionniste de Napoléon, les différentes Restaurations et tout et tout puis l'écrasement de la Commune pour arriver finalement à la IIIème République, un siècle après la Révolution). Les Français sont les premiers à demander aux autres peuples à affronter leur passé. Que ne le font-ils pas, sereinement, lucidement, complètement ? La Révolution, Vichy, la guerre d'Algérie... Autant de pages traitées trop souvent de façon idéologique et systématique, quand elles ne sont pas tout simplement passées sous silence. Non, la Révolution n'a pas été "un bloc sympathique" "à prendre ou à laisser". Non, tous les Français n'ont pas été des résistants héroïques. Non, la guerre d'Algérie n'est pas qu'une guerre de décolonisation mais également une guerre civile, y compris au sein de la société française.
Oui, admettons-le, reconnaissons-le, nos valeurs sont construites sur un socle sanglant. Nous avons tué un roi, nous nous sommes joyeusement entretués pendant près d'une décennie, puis nous avons mis l'Europe à feu et à sang... pour développer et exporter la magnifique Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Où est-ce que je veux en venir ? Trivialement, je dirai qu'on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs. La Révolution n'est pas un dîner de gala, comme disait Mao. Notre nation est née sur le sang et sur l'idée que le peuple a toute légitimité a régulièrement se révolter. Nous l'enseignons en classe. En espérant que nos élèves ne nous écoutent pas... Le problème, c'est qu'à force de dire que le peuple a toute légitimité à se révolter... il finit par le croire... et par le crier dans la rue puis par l'appliquer... Et on se retrouve dans cette situation "semi insurrectionnelle" depuis plusieurs mois.
Plus anecdotiquement, il y a quelques années, il y a eu un "gros mouvement social" appelé "Mai 1968". J'ai eu droit, comme toute ma génération, aux récits exaltés de ceux de la génération qui "avait fait 68"... Mon père était tellement heureux d'en parler... C'était merveilleux. Bon, il a déchanté quand il a vu tous les anciens soixante-huitards, dont certains qu'il avait connu à la fac, devenir des caciques du PS puis des soutiens de Sarkozy puis de Macron... En même temps, cette génération avait marqué durablement tous les champs de la société et imposé sa vision émancipatrice (qu'elle disait) du monde. Toute autorité était par essence contestable.
Il fallait tuer le père. Ni Dieu ni maître. On connaissait déjà. Mais, là, on allait plus loin. Plus d'autorité familiale, plus d'autorité religieuse. Bon, après tout, c'est l'évolution de la société. Pourquoi pas ? Mais il fallait aller plus loin. Plus d'autorité à l'école. L'école. Le lieu du mal absolu. Le lieu du pouvoir. Le prof. Or, le prof était souvent (toujours) un ancien étudiant, qui souvent avait "fait 68" (je suis enfant d'un couple 68...). Et, en même temps, un bon élève... Là, on confine à la schizophrénie. Des bons élèves contestant l'autorité établie, devenus chargés d'apprendre l'autorité à des mauvais élèves... Des bons élèves à qui on avait expliqué qu'ils étaient l'élite de la société (notamment pour celles et ceux passés, comme mes parents, par "les classes prépas").
Plus de Dieu. Plus de père. Plus de patron. Plus de maître. Plus de prof. Tout ça, c'est "le système". Quant aux syndicats, qui sont désespérément sous-représentatifs en France (à part encore un peu dans l'Education nationale...), ils sont assimilés, eux aussi, comme "les vilains journalistes" à ce système.
Depuis des années, je me dis et je dis : attention, le jour où un mouvement révolutionnaire se mettra, vraiment, en marche, les gens comme moi, profs, fonctionnaires, intellos, on sera le coeur de cible des révoltés, parce qu'on représente tout ce qu'ils détestent. Et ça me fait beaucoup de peine, à moi, qui fut trotskyste (et le reste un peu par "romantisme" débile) quand j'avais vingt ans. Parce que je croyais à la Révolution sympathique. Celle où personne n'est jamais blessé. Où il n'y a pas de dégâts à court, moyen ou long terme...
On n'en est plus là. Le mouvement des gilets jaunes est probablement en train de s'éteindre. Mais il laissera des traces durables dans la société française. A court terme, il va légitimer "le parti de l'ordre" de Macron, curieusement associé aux Républicains et au Rassemblement national (qui joue sur tous les tableaux et commence à faire, lui aussi, partie du système), au prix d'une énorme abstention et d'un fossé de plus en plus grand entre "deux" France : ceux qui sont citoyens (qui votent) et les autres (dont moi, je l'avoue... à quoi bon voter ?... à cause de François Bayrou, j'ai voté pour Macron et je suis donc "co-responsable" de l'arrivée au pouvoir de ce libéralisme autoritaire). Mais à moyen et long terme ? Nul n'est devin.
En novembre dernier, avant "le premier acte" des gilets jaunes, je m'interrogeais sur un mouvement qui pourrait s'installer dans la durée. J'espérais me tromper. On est (déjà) au mois de mai. La casse est devenue hebdomadaire. Minoritaire certes mais applaudie par une partie de la population et enviée par une partie, totalement déboussolée, de la classe politique (n'est-ce pas Jean-Luc ? ancien sénateur socialiste devenu "chef des insoumis").
Quel père vont tuer les enragés de demain ? Hier, outre un commissariat, les "ultra jaunes" ont tenté d'entrer dans une école primaire et un hôpital... Alors, on peut dire que ce sont des décérébrés, des excités, des incontrôlés, peut-être même des manipulés du gouvernement. N'empêche pas que ça fait six mois que ça dure et que ça laissera des traces dans la société et dans l'imaginaire. Il y avait la génération de mon père qui "avait fait 68". Il y aura "la génération des ronds points puis des ultras jaunes"...
A suivre.