Une étrange impression. Depuis plusieurs mois, les médecins nous disent, à mon père, à ma soeur et à moi-même (enfin, moi, ils me disent rien, c'est mon père et ma soeur qui me donnent les infos), que l'état de ma mère va s'aggraver... à tel point que j'en viens à me dire quel sens on doit donner au verbe "s'aggraver"... Et puis, depuis un mois et demi, "on" nous explique qu'il lui reste "quelques jours, tout au plus quelques semaines, à vivre". Alors, forcément, chaque coup de fil me fait craindre le pire. Remarquez, comme je reçois très peu de coups de fil (j'en donne aussi très peu : je suis pas "fana" du téléphone), y a pas trop de risques... N'empêche, encore hier, appel de mon père... J'ai senti le sol se dérober sous mes pieds. "Fausse alerte". L'état de ma mère peut-il encore s'aggraver ? Oui. Je le découvre chaque semaine. Je ne pensais pas que j'en viendrais à regretter l'état de ma mère il y a un mois quand elle arrivait à me sourire, l'état de ma mère il y a deux mois quand elle criait parce qu'elle n'arrivait plus à articuler, l'état de ma mère il y a trois mois quand elle pleurait lorsque je quittais sa chambre d'hôpital. Peut-être que dans un mois je regretterai l'état actuel de ma mère...
La maladie d'Alzheimer, la vraie, pas le "yoyotage" des personnes âgées voire très âgées (que des médecins généralistes ignorants appellent Alzheimer parce qu'ils ont entendu le mot à la télé), a été pronostiquée chez ma mère fin novembre 2001, alors qu'elle avait 57 ans et qu'elle était encore bien sûr en activité. Depuis, c'est une longue descente en enfer... Sept ans en enfer... Et c'est peut-être pas fini et ça peut encore durer. Des semaines, des mois, peut-être des années. Il y a eu une période où l'état de ma mère s'était quelque peu "stabilisé", après la dépression consécutive à l'annonce de la maladie, entre 2002 et 2003, à tel point que les gens qui la voyaient ne croyaient pas qu'elle était malade. Puis ce fut une descente inexorable, qui s'est progressivement accélérée à partir de l'hiver 2004/2005, à mon retour de Corse, et surtout de l'hiver 2005/2006, quand elle a commencé à faire des chutes... Les chutes... Un véritable cauchemar au quotidien.
Sept ans en enfer. Voilà ce que fut la vie de ma mère ces sept dernières années. Avec la lucidité (parce que c'est pas une maladie où "on est dans son monde" comme disent la plupart des personnes qui croient qu'Alzheimer serait une espèce de maladie des étourdis), avec la terreur, oui la terreur, pour compagne, parce que dès le départ elle savait ce qui l'attendrait : ce serait long, ce serait dur, ce serait humiliant. Elle le savait et les médecins n'ont jamais pris de gants avec elle, certains lui expliquant froidement qu'elle finirait comme un "légume".
Et moi ? Bof... Valérie m'a trouvé ces derniers temps plus solide (mon séjour à l'hôpital et mon suivi médical semblent porter leurs fruits) mais plus triste. Ma cousine Françoise m'a trouvé particulièrement nostalgique, porté sur le passé. Je pense aussi que j'aurais un peu tendance à virer à l'aigre par moments... Une certaine désillusion face à la médecine, aux médecins, à l'euthanasie passive qui ne dit pas son nom et qui sévit dans les hôpitaux... c'est l'impression de mon père et je finis par me dire qu'il n'a pas tout à fait tort quand j'ai vu depuis trois mois les aide-soignants renoncer à faire manger ma mère puis ensuite expliquer que son état était désormais irréversible... Forcément, si on nourrit pas quelqu'un pendant des mois, il finit par aller pas bien du tout du tout...
Comment réagir ? La colère ? Ouaip... J'ai déjà donné. Je connais la fameuse théorie des "cinq phases" qui accompagnent l'annonce d'une mort prochaine ou d'une maladie incurable : refus, colère, marchandage, dépression, acceptation... Je n'ai pas de colère, peut-être en ai-je eu contre mon père, contre le monde médical, contre moi-même surtout. Mais c'est bien inutile. C'est de l'énergie en pure perte... Certes, c'est une maladie particulièrement ingrate et humiliante et dégradante. Mais, à différents échelons, toutes les maladies sont abominables. Je n'ai connu le monde de la maladie et de la mort qu'à la trentaine bien tassée... J'en ai été épargné très longtemps... Je ne peux même pas imaginer le quotidien des personnes vivant avec un fils, un frère, un époux, un père, handicapé, atteint d'une maladie chronique, alité, nécessitant des soins constants, des examens fréquents.
Je ne vais pas dire "c'est injuste"... Injuste pourquoi ? Injuste pour qui ? Quand la maladie touchait des gens que je ne connaissais pas, je ne me posais pas la question de l'injustice... Je vivais ma vie paisiblement. La mort est le terme naturel de la vie et elle est souvent précédée de la maladie. C'est ainsi. Qu'on soit croyant ou athée, c'est un fait acquis. J'aime la boutade : "la vie est une maladie mortelle sexuellement transmissible". Simplement, si je ne dis pas que la souffrance est un scandale, comme a pu l'écrire Camus, je ne partage absolument pas le point de vue de celles et ceux qui voient dans la souffrance un moyen merveilleux de se transcender. Je trouve même cette idée, véhiculée parfois par des religions maladroites, assez révoltante pour ne pas dire lamentable. La souffrance est là, elle ne transcende personne.
Je ne vais pas dire "je me sens tellement inutile"... Je l'ai longtemps dit, mais c'est faux. D'abord, y compris dans les derniers moments, notre présence est utile. Même dans des cas de personnes en coma profond, on conseille aux visiteurs de leur parler parce qu'elles ne seraient pas insensibles au son de la voix... Et puis, qu'est-ce que ça veut dire, être inutile ? C'est croire qu'on pourrait être utile, tout puissant, triompher de sa maladie voire de celle de l'autre ? Certes, mon pseudo sur internet est Superdoc, clin d'oeil à un logiciel documentaire, mais certainement pas à un super-médecin qui aurait le pouvoir de guérir les gens.
La colère... le marchandage... Nous connaissons tous cette période où nous pensons que, bon, ça ne va pas aller mieux, mais ça ne va pas empirer. Comme je l'ai écrit plus haut, il y a eu une période où ma mère semblait sinon aller mieux en tout cas vivre malgré tout pas trop mal avec la maladie. C'était le temps où je me disais que je n'aurais pas à rentrer sur le Continent, mes parents pouvaient venir me voir régulièrement en Corse, depuis leur base sur la Côte d'Azur où mon père a la maison familiale et où la famille de ma mère vit. En plus, c'était pour moi l'opportunité de renouer avec cette famille que j'avais un peu perdu de vue... Le marchandage ne dure qu'un temps.
La dépression ? J'ai connu, je connais encore. La dépression, cette fièvre de l'âme comme j'aime à le dire. La dépression qui peut être une réaction saine à trop de pression, comme un coup d'arrêt à une fuite en avant. La fuite en avant, dans le travail, dans les distractions, dans l'étourderie de l'alcool ou des comportements à risque...
Quand une situation devient intolérable on finit parfois par la nier car sinon on ne trouve plus la force de vivre. La tentation est grande de se réfugier dans le passé. Mon goût prononcé pour la nostalgie m'y pousserait. Après tout, comme dit le chanteur, "c'était mieux avant". On peut passer des heures, des jours, des semaines, enfermé chez soi, à repenser aux bons moments de jadis qu'on aura embellis, travestis, détournés au gré d'une humeur chagrine... Je connais, j'ai déjà donné. Je ne suis plus porté sur ce type de nostalgie qui m'a conduit aux portes du néant intérieur. Par contre, quand le passé, les souvenirs de l'être cher, vous tombent dessus... C'est pas toujours facile de lutter.
La tentation de l'isolement est puissante. En même temps, on n'a pas envie forcément de parler, de raconter ses états d'âme. Et d'abord, à qui raconter ? et quoi raconter ? Chacun(e) a ses soucis et sa vie. Et puis, une personne déprimée n'est pas un compagnon de table ou de soirée bien agréable. Pour ma part, j'arrive plus facilement à m'exprimer par écrit qu'à l'oral. En tout cas, j'arrive à peu près à ordonner ces pensées qui se bousculent. En outre, j'ai pas forcément non plus envie de parler de moi et de ma mère. Depuis sept ans, la première ou la deuxième phrase qu'on me pose systématiquement ou presque est "comment va ta maman ?" Quand je sors, je veux un peu oublier tout ça. Simplement, en ce moment, j'ai pas envie de sortir, de me distraire, de bavarder autour d'un bon repas. Parce que c'est pas le moment. Il y a un temps pour tout.
L'acceptation, phase ultime. Accepter la maladie. A-t-on le choix ? Pas vraiment. Quoique... Comme je l'ai mis plus haut et expérimenté moi-même, il est toujours possible de se réfugier dans le déni (rester dans la première "phase" ou y replonger), dans l'illusion d'un monde où la maladie n'existe pas, en vivant dans le passé et/ou dans l'ivresse (médicamenteuse, alcoolique ou autre fuite en avant). On peut aussi être en colère, contre Dieu (si l'on y croit), contre l'institution médicale, contre la famille ou les amis, contre soi-même. On peut rester dans la dépression. En fait, plein de solutions s'offrent à nous si nous ne voulons pas voir la vérité en face.
Accepter la vérité de notre condition. Accepter qu'il y a des choses qui dépendent de nous et d'autres qui n'en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, nous pouvons le modifier ou en tout cas essayer. Ce qui ne dépend pas de nous, nous devons l'accepter, accepter notre impuissance qui n'en est pas une puisque ce n'est pas de notre ressort. C'est plus facile à dire qu'à faire. Certes. Mais c'est probablement la seule clé possible pour pleinement vivre. C'est une idée défendue par les philosophes stoïciens, notamment Epictète (que j'ai connu grâce à Fred de Ceyrat) ou Marc-Aurèle mais aussi Sénèque (qui fut exilé à Luri !) qui avait expliqué à une femme qui venait de perdre son jeune fils dans une terrible maladie que, bien sûr, c'était terrible mais que tant que son fils n'avait pas été touché elle ne s'était pas demandé plus que ça si c'était injuste ou non que des jeunes meurent "avant l'âge".
Accepter que nous ne pouvons pas tout. Accepter notre état de mortels, de malades (ou de bien-portants !). Ce n'est pas du fatalisme, bien au contraire. De même que d'être lucide sur l'état du monde et des hommes n'est ni du cynisme ni du pessimisme mais du réalisme. Accepter notre condition pour pouvoir nous en affranchir... Pourquoi pas ?
Etre et rester lucides. Ne pas céder à la tentation de la fuite en avant, dans le travail, dans les divertissements, dans l'ivresse, dans le cocon familial protecteur...
Etre lucides mais aussi profiter de chaque instant au présent. Une idée défendue par Epicure et ses disciples, qui ne signifie nullement (bien au contraire !) plonger dans les plaisirs les plus factices, mais savoir profiter de soi, des autres, des instants simples... "Carpe Diem !"... "Seize the Day !"
Les idées des philosophes grecs sont toujours d'actualité, de même que certains préceptes enseignés par les religions... Pour ma part, je ne citerai que la religion que je connais sinon la mieux en tout cas le moins mal, à savoir le Christianisme... Puisqu'on est dans le Temps de l'Avent... C'est le temps où l'on incite les croyants à "veiller et prier" car "nous ne savons ni le jour ni l'heure"...
Le temps de l'attente. Le temps de l'incertitude. Le temps des doutes. Le temps des nuits blanches, des souvenirs qui se bousculent, des petits matins d'angoisse...
1 commentaire:
Comme en écho à cette situation extrèmement difficile à décrire à ceux qui ne la partagent pas ou ne l'ont jamais subi -le fait d'avoir un proche gravement malade ou mourant- j'ai vu récemment sur C+ un film très sensible sur ce sujet : "Ceux qui restent." avec Vincent Lindon et Emmanuelle Devos, magnifiques tous les deux...
Tout semble dit dès le titre mais au contraire les personnages nous laissent entrevoir ce que peut être la vie aux côtés de ceux qui souffrent...
@+
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